Mythes et croyances collectives dans l'art contemporain
Capture d'écran de la vidéo Will you feel comfortable in my corner de Ndaye Kouagou, 2021
© Ndayé KouagouLes croyances, dans leur diversité, revêtent de multiples formes et influencent profondément les dynamiques sociétales. Elles ne se limitent pas à de simples convictions personnelles ou collectives, mais sont des forces puissantes qui façonnent les politiques et modèlent les valeurs communes. Que ces croyances soient religieuses, idéologiques, ou culturelles, elles définissent les normes qui régissent nos sociétés et les comportements individuels qui en découlent. Dans l’art contemporain, elles occupent une place singulière. Avec les artistes : Morgane Denzler, Ludivine Large-Bessette & Mathieu Calmelet, Joséfa Ntjam, Kubra Khademi, Léa Laforest, Ndaye Kouagou.
Introduction
Les croyances ne sont pas seulement des sujets d’inspiration ou de représentation, mais deviennent des outils critiques, des objets d’exploration et de déconstruction. Les artistes ne se contentent pas de reproduire ou d’honorer ces croyances ; iels les interrogent, les détournent, et parfois les subvertissent. Iels cherchent à mettre l’influence de ces croyances sur les systèmes de domination, les structures de pouvoir, et les comportements sociaux. Iels s’efforcent de dévoiler les mécanismes par lesquels ces croyances sont mobilisées. Pour de nombreux⸱ses artistes, les croyances deviennent ainsi des espaces narratifs à part entière. Iels les embrassent comme des matières premières, les transforment en plateformes d’expression et de contestation. À travers la diversité des pratiques artistiques, ces croyances sont réinvesties pour offrir de nouvelles perspectives. Elles viennent alors se loger dans les recoins de nos imaginaires et de nos histoires populaires.
En réinvestissant le sacré, en créant des mythes modernes ou en sacralisant des icônes de la culture populaire, les artistes présent⸱e⸱s dans ce parcours, explorent et déconstruisent les mécanismes de pouvoir et les dynamiques sociales.
Territoires et corps : réinterprétations de l'espace et du sacré
Morgane Denzler (née en 1986 à Maisons-Laffitte) développe son approche photographique en mettant l'accent sur la mémoire et le territoire, tout en considérant les contextes socio-politiques qui façonnent ces espaces. Sa démarche, qui combine une exploration visuelle et une analyse sociologique, enrichit sa pratique artistique en révélant les dynamiques complexes des lieux qu'elle documente. Par cette quête, elle interroge les relations entre espace, identité et pouvoir, offrant ainsi une réflexion profonde sur les territoires et les mémoires qui les traversent.
Dans son œuvre Espace public - Territoire privé (2011), Morgane Denzler s'intéresse aux divisions religieuses qui traversent la ville de Beyrouth. En arpentant ce territoire, elle découvre une mosquée improvisée installée sur le sol d'un parking. Un lieu qui symbolise non seulement une forme de résistance territoriale mais aussi une réaffirmation des croyances et des pratiques religieuses dans un espace marqué par des tensions socio-politiques. Cette construction informelle devient ainsi un point de rencontre entre les dimensions anthropologiques et existentielles de la foi et de l'espace. Elle illustre comment les croyances peuvent s'ancrer dans des contextes urbains et devenir des instruments de revendication.
L’artiste visuelle Ludivine Large-Bessette (née en 1987, France) explore avec passion le corps et ses multiples représentations. La découverte de la danse contemporaine a profondément influencé son parcours artistique, marquant une rupture décisive dans sa pratique plastique. Aujourd’hui, elle développe une œuvre à l’intersection de ces trois disciplines, où elle intègre fréquemment des danseur.euses et chorégraphes dans ses créations. Dans ses travaux aux formes variées, le corps devient un reflet, un miroir capable de troubler et de toucher le/a spectateur.ice. Qu’il s’agisse de revisiter des images historiques, de se concentrer sur les perceptions physiques, ou de mettre en scène des situations oniriques, Ludivine Large-Bessette cherche toujours à interpeller le public. Elle interroge la place du corps dans nos interactions sociales et dans le contexte contemporain, soulignant son importance cruciale et son rôle central dans notre relation à nous-mêmes et au monde qui nous entoure.
L’installation vidéo S’élever c’est d’abord être à terre (2018), cocrée avec le danseur et musicien Mathieu Calmelet, revisite les codes du retable d’autel, autrefois symbole de pouvoir politique et religieux, ainsi que lieu de rituels. Ici, les écrans prennent le relais. Ces dispositifs, qui immortalisent nos nouvelles cérémonies modernes, cherchent à réintroduire le corps dans une société actuelle saturée d’images.
Les croyances au service du politique
Les mythes continuent de nourrir notre imaginaire collectif en tant que symboles puissants de croyances et d’identités partagées. Loin d’être figés dans le passé, ils sont aujourd’hui réinventés et modernisés par les artistes contemporains qui les utilisent comme des outils de réflexion et de critique. À travers ces réinterprétations, les mythes ne se contentent plus de raconter des histoires lointaines ; ils deviennent des miroirs de nos réalités actuelles.
Joséfa Ntjam (née en 1992 à Metz) est une artiste multidisciplinaire, performeuse et écrivaine. Elle explore les «histoires» à la fois dans leurs dimensions mythologiques et historiques, qu’elle réinterprète à travers des images qu’elle transforme pour élaborer de nouvelles narrations. Ces images, elle les extrait principalement d’Internet, qui devient ainsi un espace de projection et d’influence. Par le biais du collage, de mots, d’images, et de symboles, elle crée des formes hybrides, des territoires sans frontières, où coexistent des plantes en rébellion et des masques mêlant les influences de l’Afrique de l’Ouest et de l’Égypte. L’univers de Joséfa Ntjam est un ensemble d’archipels interconnectés, chacun offrant une exploration unique. Sa pratique artistique est plurielle, s’exprimant à travers la vidéo, l’écriture, l’installation et le photomontage. Ses œuvres sont traversées par une volonté constante de comprendre et de déconstruire un monde façonné par les images et les mythes.
Offering to Djengou, 2021, est une jarre en céramique munie de 9 becs en forme de champignons, chacun relié à 9 coupes contenant une potion rituelle destinée à préparer les corps à la révolution. Cette œuvre fait écho aux objets utilisés dans le culte vaudou de Djengou, également connue sous le nom de Mami Wata. Cette divinité aquatique, aux identités multiples, est tour à tour perçue comme un monstre, une sirène, un esprit maléfique ou bienveillant. La fluidité qui caractérise cette création symbolise une libération magique, offrant la possibilité de changer continuellement d’apparence, de sexe et de comportement.
Kubra Khademi (Née en 1989, en Afghanistan) est influencée par les normes et les contraintes de la société afghane dans laquelle elle a grandi. Elle interroge la dimension politique et sociale du corps des femmes. Utilisant son art comme une forme de résistance et de contestation contre la culture patriarcale particulièrement oppressive à l'égard des femmes en Afghanistan.
Dans ses dessins, Kubra Khademi s’emploie à reconfigurer des mythes fondateurs en leur insufflant une nouvelle dimension. Sa série Ordinary Women (2020), se concentre sur des femmes nues, pleines de vitalité et de liberté, et met en scène ces figures féminines avec des chevaux peints dans des couleurs vives. En revisitant les récits héroïques de son enfance, qui ne laissaient place qu'à des héros masculins aux pouvoirs surnaturels, elle s'approprie ces contes pour y insérer des personnages féminins longtemps marginalisés ou absents. Les dessins de Kubra Khademi questionnent ces narrations traditionnelles en leur offrant une nouvelle interprétation qui défie les structures de croyance établies. Là où les récits anciens glorifiaient des guerriers aux capacités extraordinaires, l’artiste choisit de mettre en lumière des femmes "ordinaires", en les élevant au rang de nouvelles héroïnes. En transformant les archétypes masculins en figures féminines, l'artiste propose une contre-narration qui renverse les codes traditionnels et ouvre un espace où les femmes ne sont plus exclues du sacré, mais en deviennent les nouvelles protagonistes. À travers cette démarche, elle questionne les usages sociaux et politiques des récits. Elle célèbre la force des femmes à se réapproprier leur place dans l'imaginaire collectif.
Icônes et sacralisation
Les croyances ne se limitent pas aux seuls domaines religieux ; elles se manifestent également dans la sacralisation d'icônes populaires. Dans nos sociétés modernes, certains objets, individus ou symboles qui ne sont pas intrinsèquement religieux acquièrent un statut quasi-sacré à travers l'adoration. Ces icônes populaires, qu'il s'agisse de célébrités, de marques ou même de produits culturels, deviennent des objets de vénération et d'affection. Ils sont semblables à des objets de culte traditionnels.
Léa Laforest (née en 1993 à Lons-Le-Saunier) développe une pratique artistique profondément ancrée dans son histoire personnelle et son milieu socio-économique. Elle envisage l'art comme un levier stratégique pour favoriser la cohésion et l'engagement politique. Son travail se déploie comme un vecteur de transformation. Il vise à articuler des récits collectifs et à renforcer les connexions entre différents contextes sociaux souvent isolés.
Dans son œuvre Puisqu'il faut y croire (2021), l'utilisation de figures de la pop culture révèle comment l'art peut s’approprier les mythes contemporains pour en interroger la valeur et le sens. Zidane, star du football, incarne à la fois l’idole intouchable et le héros d’une identité locale, tandis que Mylène Farmer, icône de la musique, convoque l’intensité des expériences collectives partagées dans les grandes messes médiatiques. En les juxtaposant avec des éléments de son quotidien, comme cette note personnelle sur un écran de téléphone, Laforest questionne la manière dont ces symboles influencent nos croyances, nos identités, et nos aspirations. En confrontant les spectateur.ice.s à cette hybridation de l’intime et de l’iconique, l'artiste crée un espace où se rencontrent le trivial et le sacré, le singulier et le collectif, explorant comment les représentations de la pop culture peuvent à la fois aliéner et fédérer.
Ndaye Kouagou (Né en 1992, à Montreuil) s'engage dans une réflexion sur la communication et le rapport à l'autre. Sa démarche artistique repose sur un désir d'ouverture et de dialogue. Ses oeuvres incitent à une introspection profonde. En empruntant les codes de la mode et de la culture numérique contemporaine, il intègre des éléments du marketing et des réseaux sociaux pour façonner une esthétique percutante. L'artiste utilise un avatar aux identités multiples pour incarner un guide ambigu. Oscillant entre le coach et l'influenceur, il nous invite à questionner nos propres choix de vie.
Dans sa vidéo Will you feel comfortable in my corner? (2021), Ndaye Kouagou interroge non seulement notre capacité à occuper un espace intime partagé, mais aussi notre besoin de croyance et d'adhésion aux figures de l'autorité moderne. L'artiste joue ici avec les codes de la starification contemporaine, incarnant une figure à la fois familière et insaisissable, entre le mentor et le manipulateur. Il nous place dans la position de l'adepte, celui qui cherche des réponses dans le discours de l'autre. En répétant successivement cette même question, il explore la fine frontière entre le besoin de guidance et la perte d'autonomie. Il expose le caractère souvent ambigu des figures de la croyance dans notre culture actuelle.
Conclusion
Ces œuvres du Fonds d'art contemporain - Paris Collections, invitent à un dialogue subtil avec les récits qui nous habitent. Elles nous incitent à porter un regard nouveau sur ces croyances, à en déceler les ombres, les détours. Plutôt que de simplement les remettre en cause, elles ouvrent des chemins. Les artistes, ici, ne propose pas de réponses figées, mais des fragments de mondes possibles. Chaque croyance est un écho qui se perd et se transforme, offrant à nos imaginaires l'espace de s'aventurer hors des certitudes.
La collection sur le territoire
Une œuvre pour tous
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