Issiakhem, portrait d’un artiste engagé
08 août 2024Mohammed Issiakhem - dit aussi M’hamed Issiakhem (1928-1985) compte parmi les artistes incontournables de la scène artistique algérienne de l’entre-deux guerres. Connu pour son caractère impulsif et ses prises de position sans concession, l’artiste qui qualifia sa pratique d’« expressionniste » n’en occupa pas moins une place importante au sein d’institutions académiques comme l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger. Du 5 avril au 25 août 2024, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris présente une exposition exceptionnelle consacrée aux artistes modernes du monde arabe. Le parcours de visite permet d’y découvrir Mystique, une œuvre d’Issiakhem acquise par le Fonds d’art contemporain-Paris collections prêtée pour cet événement. Retour sur cet artiste déroutant et engagé qui a marqué son époque.
M'Hamed ISSIAKHEM Mystique s.d.
Hélène Mauri © Adagp, Paris
D’Alger à Paris, le parcours académique d’un artiste moderne
Né dans le douar d’Ath-Djennad, localité située entre Alger et Bejaïa, Mohammed Issiakhem connaît une enfance difficile, notamment liée au dramatique accident qui l’ampute de son avant-bras gauche en 1943. Il commence à dessiner avec assiduité au cours de sa longue période d’hospitalisation.
En 1947, il s’inscrit comme élève à la Société des Beaux-Arts avant de rejoindre les bancs de l’École des Beaux-Arts d’Alger. En parallèle des cours qu’il suit avec son camarade Choukri Mesli, Issiakhem prend des cours auprès d’un miniaturiste de renom, Omar Racim. Il effectue un premier séjour parisien en 1951 grâce à l’attribution d’une bourse d’études délivrée par le gouvernement général pour apprendre la gravure au collège technique Estienne. Puis en octobre 1953, il intègre l’atelier de Raymond Legueult à l’École des Beaux-Arts de Paris[1], et ce jusqu’en 1958. Dès son arrivée à Paris il se dote de la « carte d’accès aux Musées de Paris et du département de la Seine [2]» qu’il fréquente assidument.
D’avril à juillet 1961, il réside de nouveau à Paris au 3 rue Mollien avant de rentrer à Alger. C’est à cette période que l’œuvre Mystique est acquise par le département de la Seine. Ses voyages dans de nombreux pays en Europe, en Asie, mais également en Russie, enrichissent sa technique, sans changer fondamentalement sa peinture qu’il décrit comme abstraite[3]. A l’issue de l’Indépendance de l’Algérie en 1962, il s’impliquera pleinement dans la vie culturelle du pays en occupant différentes fonctions au sein des organes de presse, mais également en tant que professeur à l’École de Beaux-Arts d’Alger à partir de 1963, puis comme directeur des Beaux-Arts d’Oran. S’il fait aujourd’hui figure d’icône nationale en Algérie, aux côtés de Mohamed Khadda, la reconnaissance artistique d’Issiakhem ne s’est manifestée qu’à partir de 1967[4]. L’exposition Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 qui se tient actuellement au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris offre l’opportunité de redécouvrir l’importance du rôle joué par les artistes du Maghreb et notamment, algériens, dans l’histoire de l’art.
[1] Alice Thomine-Berrada, « Pour une étude de la présence des artistes du monde arabe à l’École des beaux-arts : quelques repères » in « L’art abstrait, Paris et les artistes du Maghreb et Moyen-Orient », séminaire de l’ARVIMM, 2020/2021, séance du 2/04/2021.
[2] Djaâfar Inal, Malika Dorbani Bouabdellah, M’hamed Issiakhem, A la mémoire de…, MAMA éditions-FIAC éditions, Alger, 2010
[3] Galli citant M’hamed Issiakhem : « Si ce n’est les visages, ma peinture est abstraite », in Algérie actualité, 12-18/12/1985 in Djaâfar Inal, Malika Dorbani Bouabdellah, M’hamed Issiakhem, A la mémoire de…, MAMA éditions-FIAC éditions, Alger, 2010, p 48
[4] Année de sa première exposition monographique à la galerie Mouloud Feraoun à Alger.
Histoire d’une acquisition singulière au sein des collections de la Ville
Entre les années 1960 et 1970, la ville de Paris acquiert plusieurs œuvres d’artistes algériens. Les Salons, et spécifiquement le Salon des Réalités Nouvelles, constituent un rendez-vous important qui leur permet de gagner en visibilité auprès des collectionneurs et des institutions[1]. C’est notamment à la suite du Salon des Réalités Nouvelles que la ville de Paris acquiert une gravure d’Abdallah Benanteur en 1958, plusieurs peintures d’Abdelkader Guermaz en 1963, 1964, 1967 et 1971, ainsi qu’une peinture de Mohamed Aksouh en 1969[2].
L’œuvre de Mohamed Issiakhem fait figure d’unicum au sein de la collection. Acquise en direct auprès de l’artiste lors de son séjour parisien de 1961, Mystique constitue non seulement le seul témoignage de la présence de l’artiste au sein de la collection, mais également la seule œuvre conservée par une collection publique française. De petit format, non datée, elle a été vendue au département de la Seine pour une somme modique. Si les conditions d’hébergement d’Issiakhem à Paris peuvent expliquer la création d’œuvres au format restreint, le prix d’achat fixé interroge lorsqu’on le compare aux montants des acquisitions d’œuvres de même format de Guermaz ou encore Benanteur, cités précédemment. Les rapports complexes de l’artiste avec le marché de l’art et sa position sur le réalisme socialiste pourraient être à l’origine de cette différence conséquente, si l’on en croit l’une de ses déclarations[3].
[1] IMEC, Fonds Salon des Réalités Nouvelles, côte 470 SLR/57
[2] Arrêtés d’acquisition du Fonds d’art contemporain-Paris collections
[3] « Il faut que la peinture cesse d’être le monopole d’une petite classe qui a les moyens d’acheter des tableaux (…) Mais pour cela il faut changer les mentalités. Il faut que l’artiste cesse de dire « je vaux tant !’. Il faut accepter que ton œuvre, financièrement parlant, ne vaut rien – ou peu-, c’est comme ça que je conçois le militant de la peinture », Djaâfar Inal, Malika Dorbani Bouabdellah, ibid., 2010, 105 pages, p103.
La redécouverte d’une œuvre à l’épreuve du temps
Dans le cadre de ses missions d’étude et de conservation de la collection, le Fonds d’art contemporain de la Ville de Paris avait identifié Mystique comme nécessitant une restauration. Acquise en 1961, plusieurs facteurs mécaniques avaient en effet fragilisé la toile d’Issiakhem au fil du temps, provoquant notamment déchirure et réseaux de craquelures.
Par exemple, la couche picturale non vernie, appliquée en épaisseur importante avec de nombreux effets de texture, semble avoir créé des défauts d’adhésion et de cohésion dans la matière. Aussi, une pointe métallique provenant certainement de l’assemblage initial du cadre, appuie sur la toile provoquant une déformation de celle-ci et des craquelures sur la face. Une importante déchirure est également constatée au revers de la toile, entraînant une rupture dans la tension du support, avec le risque de s’agrandir. Lors de sa mise en œuvre, la toile présentait déjà des défauts puisque l’artiste semble avoir peint sur une toile usagée. Cette spécificité nous laisse penser qu’elle pourrait être une toile de réemploi, et révéler que les moyens financiers d’Issiakhem au moment de son séjour étaient vraisemblablement peu élevés. Le constat du cadre révèle quant à lui qu’il a été doré à la feuille. Il semble que c’est un soin apporté par l’artiste spécifiquement au moment de la vente du tableau car cela ne se retrouve aucunement dans le reste de sa production. En juin 2023, l’état de l’œuvre ne lui permet pas d’être transportée ni exposée sans risque de perte de matière, l’intervention d’un.e restaurateur.ice est alors impérative.
De la restauration de l’œuvre ...
Suite à ces premiers constats, la restauratrice mandatée, Salomé Hérault-Ardouin, peut débuter son intervention. Elle mène dans un premier temps un décrassage global de la face et du revers du tableau. Compte tenu de la fragilité de la toile, le démontage du châssis n’est pas préconisé et une solution alternative doit être envisagée pour retirer la pointe métallique. Salomé utilise avec précaution une scie à métaux très fine pour extraire la partie de la pointe qui dépasse du châssis et appuie sur la toile. La surface de la peinture n’étant plus tout à fait plane en raison des déformations de la toile et de sa rigidité, la restauratrice favorise la sécurisation des écailles et des craquelures, en veillant à ne pas lustrer, déformer ou fracturer la couche picturale. Les craquelures sont refixées grâce à une colle d’esturgeon transparente, au fort pouvoir collant, réversible à l’eau et stable dans le temps. L’importante déchirure au revers de l’œuvre est traitée de façon à replacer les lèvres de l’entaille bord à bord. Elle est ensuite refermée en collant et en croisant des fils de coton teintés de manière illusionniste. Sur la face de l’œuvre, après avoir consolidé les craquelures, la lacune dans la couche picturale est traitée par une campagne de retouche pour imiter la patte de l’artiste et rétablir la lisibilité de l’œuvre.
L’œuvre restaurée est désormais prête à être exposée.
à sa première exposition
Les commissaires de l’exposition Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 ont sollicité le Fonds d’art contemporain - Paris Collections pour inclure Mystique au parcours de l’exposition, comprenant déjà le prêt de deux autres œuvres de la collection Ramsès YOUNAN Au-delà du silence 1961 et JABER (Al-Mahjoub JABER, dit) Tête s.d.
A la suite de sa restauration, cette œuvre méconnue du grand public et acquise par la Ville en 1961, connaît 63 ans après son acquisition sa première exposition sur les cimaises du Musée d'art moderne de la Ville de Paris MAM permettant de remettre en perspective le parcours parisien d’artistes modernes invisibilisés.
Les actualités en lien
La collection sur le territoire
Une œuvre pour tous
-
-