Les artistes brouillent les cartes
Étienne Chambaud, Atlas, 2009, sculpture, Atlas de géographie, 31 x 45 x 2,5 cm, acquise en 2010.
Hélène Mauri © Étienne ChambaudLe Fonds d’art contemporain – Paris Collections a la spécificité de s'intéresser aux thématiques urbaines et politiques. La relation des habitant.e.s aux territoires, en particulier urbains, est questionnée à travers des corpus d’œuvres liés à l'architecture et l’urbanisme. Pour aborder ces enjeux, le motif de la carte revient à plusieurs reprises dans les collections. Souvent critiques, de manière sensible et poétique, les artistes nous transportent à travers des territoires variés, de la carte de Paris à la carte du ciel ! Artistes dans ce parcours : Nicolas Milhé, Thierry Mouillé, Étienne Chambaud, Florence Lazar, Malala Andrialavidrazana, Société Réaliste, Pierre Joseph, Guillaume Leblon, Naji Kamouche, Marie-Claire Messouma Manlanbien, Cathryn Boch, David Horvitz et Bouchra Khalili.
Introduction
Art et cartographie ont toujours été liés. La carte - représentation du territoire - est avant tout une forme d'expression graphique. Des recherches récentes de paléontologues ont montré que des dessins de l’Âge du Bronze retrouvés à Saint-Bélec en Bretagne représentent une carte du territoire environnant (1). Au Moyen-Âge et à la Renaissance, des artistes renommés comme Nicolas Dipre ou Victor Cousin ont réalisé des représentations dessinées du territoire français, appelées "vues figurées" par les historien.ne.s. (2).
À notre époque contemporaine, alors que les cartes sont réalisées à partir de vues aériennes, on peut avoir l’impression qu’elles n’ont plus rien à voir avec un geste artistique. Toutefois, la carte reste un objet d’expérimentation pour les artistes contemporains comme en témoigne, par exemple, l’exposition de référence Global Navigation System en 2003 au Palais de Tokyo, curatée par Nicolas Bourriaud. Le philosophe Gilles A. Tiberghien, spécialiste du Land Art, tente d’expliquer cet intérêt des artistes pour la carte, aussi bien pour sa forme que pour son sens (3) :
La carte est un territoire vaste d'inspiration pour les artistes. Ce parcours montre quelques exemples d’œuvres faites à partir ou sur le modèle de cartes géographiques.
Tracer, découper
La carte géographique permet de décrire et, par conséquent, délimiter des espaces. Certain.e.s artistes critiquent la puissance performative de ces images qui influencent nos imaginaires et nos représentations des territoires comme étant unis ou au contraire, séparés.
Nicolas Milhé
L’artiste Nicolas Milhé aime détourner des symboles de pouvoir en modifiant leurs usages ou leurs formes. La carte revient à plusieurs reprises dans son travail. Dans Le Grand Renfermement, Milhé reprend le plan historique de Paris du dessinateur Olivier Truschet et du graveur Germain Hoyau daté de 1550. Sur la paroi interne du verre d’encadrement, il a dessiné des cercles à la feuille d’or. Ce geste concentrique se superpose aux tracés de la carte et fait écho à la concentration des richesses et des pouvoirs dans la capitale, y compris au 16e siècle sous les règnes de François 1er et Henri II. La ville repliée sur elle-même ressemble à une prison dorée.
Thierry Mouillé
Comme Nicolas Milhé, Thierry Mouillé a une approche critique du territoire parisien à travers sa représentation. Il a découpé en son centre une carte contemporaine de Paris en suivant les contours du périphérique. Son œuvre prend la forme d'une installation où Paris repose à terre, au pied de la carte, séparé du reste du territoire francilien. Thierry Mouillé met ainsi en avant la séparation spatiale brutale entre Paris et ses banlieues, induites par le tracé du Boulevard périphérique qui fête ses 50 ans en 2023.
La carte, outil de domination
Les différentes phases d’exploration des autres continents par les Empires occidentaux ont été accompagnées d’activités importantes de cartographie. Ces cartes étaient utilisées comme des outils de contrôle des territoires colonisés. D’apparence innocente et descriptive, la carte est décrite par le grand géographe Yves Lacoste comme un « outil stratégique » au service des dirigeants politiques (4). Plusieurs artistes contemporains mettent en avant cette réalité à travers leurs œuvres.
Étienne Chambaud
L’artiste français Étienne Chambaud a réalisé dans les années 2000 une série d’œuvres à partir de vieux Atlas des années 40 et 60, dont le Fonds d’art contemporain possède un exemplaire depuis 2010. Au sein de ces livres anciens, l’artiste a découpé au scalpel des cercles dans certaines pages. Le livre est ensuite exposé ouvert, à une double-page précise choisie par l’artiste. Les spectateur.ice.s peuvent alors découvrir une surprenante géographie lacunaire où différents territoires normalement éloignés sont rapprochés.
Selon l’artiste, ces nouvelles relations sont d’ordre historique et politique. Sa pratique du découpage géométrique peut faire écho au partage de l'Afrique par les puissances colonisatrices lors de la conférence de Berlin de 1884. Pendant cet événement, pour faciliter la division du territoire entre empires (5), des frontières en lignes droites ont été tracées dans le continent africain, sans se soucier des différents groupes ethno-linguistiques présents. Si Étienne Chambaud reste mystérieux sur les événements historiques auxquels il fait référence, il révèle avec son œuvre aux yeux de toutes et tous que les cartes sont des agencements de formes calculés géopolitiquement.
Florence Lazar
Le Fonds d’art contemporain – Paris Collections conserve une série de photographies de Florence Lazar réalisée dans le cadre du 1% du collège Aimé Césaire à Paris (18e). Ce projet a été co-construit entre l’artiste et des élèves du collège. En hommage au poète et homme politicien Aimé Césaire (1913 -2008), dont l’établissement scolaire porte le nom, ils et elles ont sélectionné des documents d’archives en lien avec la décolonisation. Parmi eux, se trouvent plusieurs cartes qui questionnent notre vision eurocentrée de l’espace. Par exemple, la carte du monde réalisée par la projection de Peters (ou projection de Gall-Peters, James Gall, 1808-1895, et Arno Peters, 1916-2022) est un type de carte où les proportions entre les pays et continents sont mieux respectées. L’Afrique qui représente un quart des terres émergées prend alors plus de place.
Ces documents sont tenus par les adolescent.e.s dont on ne voit pas les visages, seulement des bouts de corps, tous noirs, pour les photos avec les cartes. Cette présence charnelle nous rappelle les liens entre Histoire collective et histoire familiale, intime et personnelle.
Malala Andriavalavidrazana
L’artiste d’origine malgache Malala Andriavalavidrazana travaille aussi les archives pour proposer une nouvelle lecture de l’Histoire. Dans sa série Figures initiée en 2015, elle réalise des photocollages à partir de documents du 19e siècle, cartes postales, timbres, billets de banques et Atlas. Ces collages, regroupant des images de différents registres et origines, mettent en avant une forme d’hybridation culturelle. Elle attribue à son travail une valeur « réparatrice » face à un imaginaire eurocentré.
Contre-cartographie
Tout un courant de la géographie, appelé cartographie radicale ou contre-cartographie, explore les manières dont des groupes sociaux revisitent les cartes pour s’émanciper. La carte sert alors comme outil de luttes sociales, permettant de matérialiser plastiquement des discriminations et revendications (7).
Société Réaliste
Dans les collections du Fonds d’art contemporain, deux cartes du duo d’artistes Société Réaliste peuvent s’apparenter à de la contre-cartographie. Société Réaliste a été créé par Ferenc Grof et Jean-Baptiste Naudy en 2004. Sous la forme d'un faux bureau de conseil (Ponzi’s) ou d’une institution fictive (le Ministère de l’Architecture), les artistes traitent de questions socio-économiques et géopolitiques.
La première carte ci-dessous illustre le nombre d’artistes au km² en 2006 en Europe. Les écarts entre les pays témoignent de politiques de soutien à la création inégales selon les pays. En France, Société Réaliste comptabilise entre 0,1 et 0,05 artistes au km2.
La deuxième carte recense des États européens que les artistes déclarent être des « zones libres ». Les artistes répertorient à la fois des anciens États autonomes politiquement avec un système de chiffres et à la fois des paradis fiscaux avec un système de lettres. Jouant des codes du cartographe, ils questionnent ainsi la notion de liberté, entre souveraineté politique et libéralisme économique.
Cathryn Boch
Cathryn Boch dit vouloir créer des "contre-géographies personnelles, charnelles, militantes" (8). Depuis le début des années 2010, elle suture des cartes à l’aide de sa machine à coudre. L’accumulation des fils déforme le papier et rend les cartes utilisées complétement illisibles. Le tracé de l’aiguille dessine d’autres chemins sinueux. L’aspect formelle de Sans titre, 2014 évoque des blessures encore ouvertes ou en cours de cicatrisation. Cette manière de ramener le territoire au corps est vue comme une démarche éco-féministe par l’historienne de l’art Fabienne Dumont (9). En montrant un nouveau territoire mouvant, oscillant entre destruction et reconstruction, Cathryn Boch évoque à la fois les effets néfastes de l’humain sur l’environnement et des possibilités de guérison par l’imaginaire.
Cartographie sensible
La carte peut aussi être critiquée pour son aspect trop abstrait, déconnecté de l’expérience vécue d’un environnement. De plus en plus, urbanistes et géographes, parfois associé.e.s à des artistes, cherchent à retranscrire une autre dimension des territoires, lors de workshops avec des habitant.e.s. Lors de ces ateliers, chacun.e peut réfléchir à un moyen de représenter son vécu d’un territoire, cela s’appelle la "cartographie sensible" (10).
Ce courant de la géographie contemporaine se rapproche de certaines pratiques artistiques qui nous proposent des cartes à partir d'expériences personnelles de la ville.
Pierre Joseph
Dans Mon plan du plan du métro de Paris, Pierre Joseph joue sur la mémoire que l'on a d'un territoire. Il reprend les codes graphiques du réseau de transports francilien RATP, typographie et couleurs, mais inscrit uniquement les arrêts dont il se souvient. Habitant d’une grande métropole, comme tous les Parisen.ne.s, Pierre Joseph ne connait qu’une partie de sa ville, lié à ses habitudes de vie et ses activités. La carte évoque aussi les débuts de la cartographie où seuls les territoires connus physiquement pouvaient être représentés par les dessinateur.ice.s, le reste des espaces était laissé blanc.
Guillaume Leblon
L’artiste Guillaume Leblon utilise un autre stratagème pour représenter son Paris personnel. Il a récolté des cartes de visite d’hôtel parisien puis les a assemblés dans un collage. L’assemblage suit la vraie configuration spatiale de Paris mais différentes échelles et esthétiques se côtoient au sein du même plan. Des rues se prolongent d’une carte à l’autre alors que d’autres sont effacées de la carte. Les chemins dessinés par les cartes publicitaires témoignent des chemins empruntés à pied par l’artiste dans sa quête de matériaux.
Naji Kamouche
Dans la série Pensée géographique, Naji Kamouche propose aussi une vision personnelle et intime de territoires urbains, dont Paris. Il coud des chemins, par-dessus des cartes géographiques, qui mènent vers des mots poétiques : désir, libre, absolu, seul, doux, patience, vaincre, absence… L’artiste associe des quartiers de la ville au champ lexical de l’amour. Paris, Strasbourg et Marseille, sont ainsi le terrain d’histoires sentimentales en plusieurs étapes et lieux à laquelle chacun.e peut s’identifier.
Territoires imaginaires
Dans un texte sur Naji Kamouche, le critique d’art Pierre Giquel compare la série Pensée géographique à la Carte du Tendre (11). Cette carte datant du XVIIe siècle représente un territoire imaginaire inspiré du roman La Clélie de Madeleine de Scudéry. Jusqu’à présent toutes les œuvres mentionnées évoquent ou reproduisent des territoires existants. À l'inverse, certain.e.s artistes reprennent le motif de la carte pour créer de nouveaux territoires.
Marie-Claire Messouma Manlanbien
L’artiste d’origine guadeloupéenne et ivoirienne Marie-Claire Messouma Manlanbien travaille sur la notion de métissage à travers la réappropriation de pratiques artisanales comme le tissage ou le travail du cuivre mélangés à des matériaux de récupération. L’œuvre du Fonds d’art contemporain, Map Grattoirs à récurer cuivre et cheveux 11, fait partie d’une série de cartes imaginaires. Au sein de cette carte cohabitent des bouts d’éponges domestiques, de la fibre naturelle de raphia, de l’aluminium ou encore du gel UV utilisé par les esthéticien.ne.s pour faire les ongles. Nature et industrie cohabitent dans ce territoire imaginaire où les femmes semblent avoir une place prépondérante comme en témoigne le visage et les cheveux féminins présents dans l’œuvre.
Constellations
Pour finir ce parcours, quoi de mieux que de se tourner vers le ciel ? Encore plus que la représentation des territoires terrestres, la représentation du ciel fascine scientifiques et artistes. Certain.e.s artistes choisissent de dresser des parallèles entre carte du ciel et carte terrestre pour encore mieux s’ancrer sur la planète Terre et aborder des enjeux écologiques ou géopolitiques.
David Horvitz
L’artiste David Horvitz a retracé à pied la forme de la constellation Eridanus dans Paris. Á chaque point - représentant une étoile - il a éteint un lampadaire pour marquer son passage. Une trace de la performance est laissée aux publics sous forme d’un plan de Paris poinçonné et de photographies des lampadaires avant et après extinction. Composé de points lumineux dans le ciel, le pendant terrestre d’Eridanus est fait de points noirs, d’absence de lumière. L’œuvre porte une réflexion sur la pollution lumineuse en ville qui non seulement déconnecte les citadin.e.s de la beauté du ciel nocturne mais a aussi une influence néfaste sur la biodiversité.
Bouchra Khalili
La série The Constellations Series de Bouchra Khalili reprend tous les codes de la carte du ciel : fond bleu nuit, trait en pointillé et points blancs. L'artiste franco-marocaine, intéressée par les questions d'identité et de migration, a été inspirée par les cartes du ciel qu'utilisaient les marins pour se repérer.
Toutefois lorsque l’on s’approche des sérigraphies, se sont des noms de villes européennes, nord africaines et du Proche-Orient que l’on peut lire au lieu de noms d’étoiles. Bouchra Khalili cartographie dans cette série les trajectoires de personnes migrantes qu’elle a rencontré.
La série de sérigraphies complète une série de vidéos The Mapping Journeys dans lesquels les spectateur.ice.s peuvent avoir accès aux récits de migration des personnes. Tournées en plan séquence, les vidéos montrent les mains des individus en train de dessiner sur une carte leurs trajectoires personnelles. Ce sont ces tracés qui sont ensuite schématisés dans The Constellations Series.
Sources
(1) Clément Nicolas et Yvan Pailler, "La plus ancienne carte d'Europe ?", Inrap.fr, publié le 6 avril 2021
(2) Les Archives Nationales ont consacré une exposition à ce sujet en 2020.
(3) Gilles A. Tiberghien, "Sur l'imaginaire cartographique dans l'art contemporain", revue Espace, printemps-été 2013
(4) Voir Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre, 1976, La Découverte et le dossier en ligne "Cartographie et colonialisme" du magazine Balises de la Bpi
(5) Une vidéo pédagogique du média Le Monde sur l'événement publiée le 16 juillet 2020
(6) Interview de l'artiste par Chiénin Chayat pour le média en ligne Nothing but the wax, publié le 2 décembre 2020
(7) Le site visiocarto.net répertorie des cartes radicales du monde entier et voir l’ouvrage de
Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale, 2022, La Découverte
(8) Note d'intention de l'artiste fournie par la galerie Papillon, 2022
(9) Fabienne Dumont, "Cathryn Boch, psychogéographe écoféministe", accessible en ligne
(10) Élise Olmedo, "À la croisée de l’art et de la science : la cartographie sensible comme dispositif de recherche-création ", revue Mappemonde, publié le 15 mars 2021
(11)Pierre Giquel, texte pour l'exposition de Naji Kamouche à la galerie Guy Chatiliez de Tourcoing, 2003
(12) Citation issue d'un article dans la revue Africultures, 2018, consultable en ligne
La collection sur le territoire
Une œuvre pour tous
-
-