La ruine dans la photographie contemporaine
Zineb Sedira, "Haunted house II", série "Haunted house", 2006, Tirage couleur à développement chromogène sur papier
Julien Vidal © Adagp, ParisDu motif de la ruine antique à un patrimoine humain universel inscrit dans une mémoire collective, le parcours explore la diversité des représentations de la ruine et de ses significations dans les collections de photographies contemporaines du Fonds. Artistes dans ce parcours : Taysir Batniji, Mohamed Bourouissa, Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat, Claire Maugeais, Théo Mercier et Erwan Fichou, Jürgen Nefzger, Zineb Sedira.
La permanence de l’Antique dans le motif de la ruine
Pour sa série Hier ne meurt jamais, Théo Mercier a fait appel au photographe Erwan Fichou avec qui il collabore régulièrement. Initiée à Rome, cette série présente des ruines antiques du bassin méditerranéen en grand format.
Sur la première photo, un des nombreux vestiges visibles sur l’Appia Antica, voie romaine de plus de 500 kilomètres et certainement la mieux conservée de nos jours, surnommée la « Reine des voies ». Sur les deux suivantes, sont représentés deux des nombreux temples de la zone archéologique d'Agrigente, en Sicile qui comprend le « parc archéologique de la Vallée des Temples », et d'autres vestiges situés sur l’Acropole et dans d’autres lieux de la ville.
Sur ces ruines antiques sont suspendues de grandes banderoles faites de draps d’hôtels touristiques qui affichent des citations reflétant notre société mondialisée. Le duo d’artistes tente d’établir un dialogue avec ces vestiges mutiques et hiératiques, symboles d’un ancien temps, appartenant à une mémoire des ruines comme à notre mémoire collective. Entre nostalgie et éradication, la série Hier ne meurt jamais renvoie à l’éternel combat qui oppose les anciens aux modernes pour révéler les différentes strates de fantasmes qui relient passé, présent et futur.
En outre, cette série entre en résonance avec l’installation-collection de Théo Mercier Je ne regrette rien, réalisée en 2014 et également photographiée par Erwan Fichou. Ces miniatures de ruines symbolisent pour l’artiste, à l’ère de la reproductibilité technique et de la production de masse, une collection géopolitique imaginaire et fantasmée qui renvoie aux rêves du continent Austral et à l’Atlantide, île mythique évoquée par Platon dans deux de ses Dialogues.
Théo MERCIER
La ruine, conséquence des conflits politiques
Pour réaliser sa série « GH0809 » (Gaza Houses 2008-2009), Taysir Batniji, qui n'avait pu franchir le blocus imposé à Gaza depuis juin 2006, a dû confier au journaliste Sami al-Ajrami le soin de photographier, selon des contraintes bien précises, les habitations touchées par les bombardements de l'armée israélienne et abandonnées à l’état de ruines. Les images de ces vestiges de guerre sont sciemment présentées sous forme d’annonces immobilières ordinaires : chaque cliché est accompagné d'un commentaire anodin, soigneusement établi sur place auprès du propriétaire, décrivant l’habitation (surface, nombre de pièces, nombre d’habitants possibles, etc). Tout comme il l'a fait pour la série « Watchtowers » (2008) en empruntant le style légendaire de Bernd et Hilla Becher, Taysir Batniji créé un décalage entre un mode de représentation ultra référencé, bien connu du public, et des sujets propres au reportage de guerre, redonnant ainsi corps à ces images.
Taysir BATNIJI
De la déconstruction à la reconstruction
Dernière série prise en 2012 par Mohamed Bourouissa dans le cadre du chantier du tramway T3, les trois photographies La Pelle, Le Trou, et Chantier ainsi que l’installation Sans Titre reflètent la progression esthétique du projet de l’artiste, ce dernier délaissant progressivement la figure humaine au profit de vues rapprochées des divers outils, matériaux et étapes d’un chantier de construction suggérant plus qu’ils ne montrent le travail des ouvriers. Véritable synecdoque de l’ouvrier de chantier, Le Pelle évoque le geste inlassable de ce dernier et semble attendre le retour de son propriétaire.
Par les sujets représentés, ces photographies évoquent toutes explicitement le thème du chantier, que cela soit dans la symbolique de l’objet (la pelle), les matériaux mis en scène (pierre, gravats, sable…) et le titre de la dernière vue représentant un monticule de terre, Chantier. Ériger des fondations et bâtir de nouveaux bâtiments et moyens de transport suivent donc a priori une dynamique de construction et d’élévation loin de la fragilité des ruines qui se délitèrent au fur et à mesure des siècles. Pourtant, certaines photographies isolées de leur contexte et observées séparément du reste de la série sont plus proches de photographies de sites et monuments antiques en ruines que de chantiers parisiens.
Les sujets de ces trois photographies se caractérisent par leur aspect fragmentaire et abîmé, plus proches de l’édifice laissé à l’abandon que du bâtiment en construction, et dont la démarche photographique de Mohamed Bourouissa permet d’en conserver une trace.
Mohamed BOUROUISSA
L’abandon des vestiges : de la ruine oubliée aux villes désertifiées
Haunted House II et Haunted House III font partie d’une série de photographies réalisées par Zineb Sedira en 2006, représentant toutes la même grande maison coloniale abandonnée et délabrée. Située dans les hauteurs d’Alger, au bord de la mer Méditerranée, cette maison a appartenu à une riche famille de pieds noirs qui l’ont désertée en 1962, date d’indépendance de l’Algérie. Plusieurs familles s’y sont ensuite succédé, mais toutes ont fini par fuir le lieu. Cette maison est marquée par les stigmates du passé. Même vide, elle reste hantée, habitée par l’Histoire. Haunted House paraît ensablée dans un temps et un lieu donné, tel un vestige oublié de tous. Elle porte en elle les souvenirs douloureux de la guerre d’Algérie et de la décolonisation et témoigne d’une mémoire fragmentée et morcelée qui peine encore aujourd’hui à se retrouver.
Zineb SEDIRA
Les bâtiments de ces trois montages photographiques de Claire Maugeais proviennent de trois lieux situés en Europe : Berlin en Allemagne pour Europa 1 ; Noisiel, en région parisienne pour Europa 2, et enfin, Vilnius en Lituanie pour Europa 3. Tous sont des édifices situés dans un environnement vide, comme abandonné. Isolés de tous, ils se détachent de l’horizontalité du paysage par leur monumentale verticalité et semblent veiller, tels des temples et sanctuaires antiques, sur nos civilisations. Loin d’être émiettés par le temps car relativement récents, ces édifices ont pourtant été fragmentés par la découpe plastique de l’artiste à même la photographie. L’absence de fenêtres dans le mur n’est ainsi pas l’œuvre du temps mais bien celle de l’homme.
Claire MAUGEAIS
Développée de 2008 à 2012 par Brodbeck & de Barbuat, la série « Memories of Silent World » s’inspire des balbutiements de la photographie, lorsque le daguerréotype Boulevard du Temple de Louis Daguerre, dès 1838, montrait une rue apparemment vide où seul un cireur de chaussures était visible. Le temps d’exposition était alors de trois à cinq heures et ne permettait de ne faire apparaître sur la photographie que les éléments immobiles, tel le cireur de chaussures. Résultat du même procédé photographique, les images de Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat sont ensuite recomposées et retravaillées comme des tableaux et font se rencontrer deux époques technologiques de la photographie, passé et présent.
Ce travail permet de faire disparaître l'agitation caractéristique de places ou monuments habituellement envahis de touristes et ici transformés en « paysages mentaux silencieux et abandonnés ». Cependant, là où ces derniers ne sont plus que les fragments d’un passé glorieux, vestiges vides de toute présence humaine depuis des siècles, la photographie Place de l’Opéra met en scène une ville moderne fantôme, où les oiseaux semblent être les seuls habitants. Loin d’être en ruines, cette place désertée a pourtant des allures de cité archaïque et peut être rapprochée de la série des villes abandonnées de Jürgen Nefzger, «Étude de cas».
BRODBECK ET DE BARBUAT
Ces deux photographies sont issues de la série « Residencial » au sein de laquelle Jürgen Nefzer poursuit son exploration des paysages de sociétés en crise à travers notamment les villes nouvelles construites aux environs de Madrid et dont les projets furent abandonnés, faute d’acheteurs, à la suite de l’effondrement du prêt bancaire en 2008. Ce sont de véritables villes fantômes avec des infrastructures et des immeubles en attente, devenues simples décors. Les paysages présentent des espaces vides, à peine finis, semi-désertiques où la rigueur de l’ordonnancement face aux vastes étendues des plaines brouille notre perception de l’échelle. Brutalement reléguées à l’état de ruines, ces villes interrogent un avenir sans perspective. Et ces images agissent comme une métaphore de l’état de notre société.
Jürgen NEFZGER
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La collection sur le territoire
Une œuvre pour tous
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