L'art contemporain et le sport

20 min 20 novembre 2023 Julie Lamier

Kenny Dunkan, "UDIVINMECRAZ", 2014. Vidéo couleur, son, 8,34 min, édition 2/5

Kenny Dunkan, Adagp, Ville de Paris, 2022

Reflet de la société, des événements sociaux et du quotidien, certaines œuvres du Fonds d’art contemporain – Paris collections ont pour thème le sport ou s’en inspire. De sa stricte représentation à des formes plus conceptuelles, la collection municipale illustre l’évolution de ces corps sportifs et en mouvements, sources d’inspiration pour les artistes. Artistes dans ce parcours : Epsylon Point,  Xavier Veilhan,  Geraldine Pastor-Lloret, Olivier Masmonteil, Elsa et Johanna, Nicolas Moulin,  Virginie Barré, Mélanie Manchot, Kenny Dunkan, Sabrina Belouaar, Richard Fauguet, Tom Shannon, Jacques Julien, Prosper Legault, Bruno Peinado.

Le renouvellement des représentations du sport

Les représentations de corps saisis en plein effort physique existent depuis les origines de l’art. Nombre de représentations d'athlètes en pleine action sont représentés dès la période antique dans la statuaire, sur les vases, les mosaïques ou encore les fresques murales... La géométrie des corps, les muscles saillants, la beauté du geste rappellent la nécessité d'une harmonie parfaite entre le corps et l'âme. En Grèce antique, l’activité physique était considérée comme parfaitement complémentaire à la culture de l’esprit. L’idéal était de maintenir un rapport harmonieux les sphères intellectuelles et corporelles afin de se rapprocher de l’état de perfection que seuls incarnaient les dieux.

L’emploi de techniques et matériaux contemporains

La pratique d’exercices physiques peut être comprise comme un phénomène universel qui a toujours existé sous des formes très diverses. L’usage de ce mot est récent dans la langue française, puisqu’il n’est utilisé qu’à partir du XIXe siècle. Par ailleurs, la représentation du sport dans l’art réapparaît plus largement à cette période. Il s’agit de célébrer le corps en mouvement, l'effort physique et l'avènement des loisirs portés par les activités en plein air. L’art contemporain poursuit cette représentation du réel et renouvelle le genre par l’utilisation de techniques propres à l’époque et par un regard nouveau vis-à-vis du corps.

Epsylon Point

Dans les années 90, Epsylon Point, un des pionniers de l’Art urbain en France, a peint ce tableau à la bombe aérosol sur toile. Exécuté vers 1990, les quatre grimpeurs représentent des grandes figures de l’escalade, parmi lesquelles Patrick Edlinger, réputé pour ses ascensions en solitaire. Le mur, un fond abstrait coloré, est à la fois un support de création pour le street artiste et un support de performance physique pour les sportifs. L’escalade est une nouvelle discipline présente depuis les JO de Tokyo en 2020.

Xavier Veilhan

La natation est présente au sein de la collection municipale grâce à Grande Machine lumineuse, le Plongeon de Xavier Veilhan. Cette œuvre fait partie de la série des « Light Machine » qui diffusent des courts films. Ces ensembles de panneaux lumineux constitués d’ampoules réparties sur une trame, tels des pixels, forment une image en basse résolution. Elle représente la silhouette d’une nageuse effectuant un plongeon. La séquence est extraite d’un entraînement de l’équipe nationale féminine junior de plongeon. Les formes se recomposent sur la rétine du spectateur quand il se trouve suffisamment loin, tandis qu'en s'approchant l'œuvre paraît abstraite. L'artiste y questionne notre rapport aux images et à la technologie. Cette œuvre fut réalisée dans le cadre d’une commande par la Ville de Paris en 2005.

Geraldine Pastor-Lloret

Dans la série de dessin intitulé, Le corps actif, Geraldine Pastor-Lloret donne à voir, non sans humour, des corps dans différentes postures, notamment sportives : dans l’eau, faisant de la gymnastique, du yoga… dans des poses parfois raides et incongrues. Il ne s’agit pas de magnifier les corps mais de les montrer tels qu’ils sont. Les personnages, montrés dans différentes situations et dans des attitudes étranges, apparaissent isolés dans leur univers.

L’exemple de la danse comme marqueur de représentations sociales

La danse est un sujet privilégié dans l’art pictural au XIXe et XXe siècles. Son dynamisme, son expressivité et la grâce des corps, en ont fait un sujet captivant pour d’innombrables artistes. À cette époque, la danse joue également un rôle culturel important. Les avants – gardistes chorégraphes qui se succèdent remettent en cause le ballet classique. Ils et elles revendiquent et proposent des chorégraphies aux mouvements corporels plus libres, fluides, plus spontanés ou abstraits. Réceptifs à ces changements, les plasticiens du XXe et XXIe siècles, sont influencés par la pratique de la danse en tant que discipline corporelle mais aussi comme révélatrice des représentations sociales et de la condition humaine.   

Virginie Barré

Avec Bee Jackson, championne du monde de Charleston, Virginie Barré rend hommage à cette femme qui a popularisé le Charleston à New-York et a eu une autonomie financière grâce à cette activité. Inventée aux États-Unis par la communauté Afro-américaine, cette danse est le reflet du contexte historique des années 20 et de l’émancipation des femmes. Elles ont donc commencé à avoir plus de liberté et à porter des vêtements plus courts, ce qui leur a permis de mieux danser et de se mouvoir plus facilement. L’artiste s’est inspirée de photographies historiques pour réaliser ses œuvres.

Mélanie Manchot

Pour sa vidéo Dance (All night Paris) Mélanie Manchot a invité danseu.ses.rs amateur.e.s et professionnel.le.s à investir la cour d’un lycée parisien au faux air de guinguette. Ils et elles évoluent au son de la musique diffusée dans leur casque audio pour offrir un ballet d’une dizaine de danses différentes : du tango, à la valse en passant par le rock et le breakdance – discipline qui fait son entrée aux Jeux Olympiques Paris 2024. Chaque participant.e est identifiable par une codification des gestes ou des vêtements. Dans la lignée des mobile clubbing actuels, l’œuvre fait également référence aux bals populaires des années 1940 et 1950, l’artiste nous dévoile ainsi le rôle social de la danse. Les chorégraphies s’entremêlent sans se confondre dans un même espace, comme autant de communautés différentes cohabitant ensemble.

Kenny Dunkan

Dans la vidéo et performance UDRIVINMECRAZ, on observe Kenny Dunkan dansant sur la Place du Trocadéro, devant la Tour Eiffel, sous les regards à la fois médusés et amusés des touristes. La chorégraphie qu’il réalise s’inspire des danses guadeloupéennes traditionnelles et rappelle les parades du carnaval. L’artiste porte l’une de ses sculptures-parures composée de porte-clés de Tour Eiffel, clin d’œil au lieu et aux vendeurs de la place. Le bruit dû à l’entrechoquement des porte-clés envoûte le spectateur. Le rythme, la durée de la danse, qui devient peu à peu une vraie épreuve physique, ouvre la voie à une forme de transe contemporaine et urbaine. Kenny Dunkan évoque quant à lui une charge magique et protectrice de ses parures, une fois activées. Le titre de la vidéo signifie en argot américain : « You driving me crazy » (tu me rends fou). Comme l’affirme Kenny Dunkan, « c'est Paris, dont il a tant rêvé qui le rend fou ». Simple et empreinte d’humour, la vidéo soulève toutefois des questions identitaires complexes, notamment sur la place d’un jeune homme noir, et la sienne, dans notre société postcoloniale. Les regards des touristes vont ainsi du jeune homme noir qui danse, aux hommes noirs qui vendent ; des Tours Eiffel-armures aux Tours Eiffel-fardeaux.

Sabrina Belouaar

Dans la vidéo Battle, Sabrina Belouaar emprunte à un format issu de l’histoire de l’art – le diptyque–qu’elle réinvestit par la pratique performative du battle. Issu de la culture hip hop, cet affrontement par la danse met généralement en présence deux performeurs, qui se challengent à tour de rôle, jusqu’à l’abandon de l’un d’eux. Ici, pourtant, l’artiste filme moins une confrontation qu’un combat commun : celui de deux danseurs, Gwendal –homosexuel- et Brahim –amputé dans l’enfance-, pour imposer leur identité face à une société hostile.

« Ces dernières années, l’art se réfère aussi massivement au sport car nous sommes dans une période où l’art se soucie plus visiblement du monde qu’il ne s’interroge sur sa propre nature.  »

Jean-Marc Huitorel, La beauté du geste : l'art contemporain et le sport, Historien

La matérialité du sport

Au cours des années 1980 et encore plus dans les années 1990, le sport s'est imposé dans les médias et par ricochet de manière éloquente dans la création artistique contemporaine. Ceci résulte d'une double tendance où le sport est sorti des stades, débordant dans tous les domaines de notre vie quotidienne et où les artistes ont saisi cette opportunité et se sont emparés du sujet sportif, omniprésent dans toutes les sphères de la société.

Le détournement d’objets sportifs

La représentation contemporaine du sport dans l'Art ne répond plus à l'image du corps en action comme auparavant, mais privilégie un travail basé sur les objets, les formes, les gestes et les espaces liés à sa pratique. C'est ainsi que les ballons, les balles, les maillots, les drapeaux ou les trophées sont détournés pour constituer la matière même de certaines œuvres. Reflet à bien des égards de notre société, de ses dérives et ses tourments, le sport permet aux artistes d'appréhender le monde tel qu'il va, ou dysfonctionne.

Jacques Julien

Le Fonds possède deux sculptures de l’artiste Jacques Julien : Les figurants #8 et Patères. Il travaille principalement par assemblage en manipulant des fragments de matériaux ou d’objets dont beaucoup sont issus du sport.  Par des jeux d’échelle et de confrontation des matières, Jacques Julien développe un travail poétique teinté d’humour, dans la lignée des ready-made de Marcel Duchamp.  Dans Les figurants ≠ 8, il joue avec les codes de la sculpture traditionnelle, comme avec l’élément du socle. Réalisé lors de sa résidence à la Villa Médicis, il s’inspire des sculptures classiques présent dans le jardin. Patère 1 fait partie d’une série se fixant au mur. Il joue avec l’analogie de la patère (nom pour désigner un porte manteau sans pied à fixer au mur) et le jeu de fléchettes ou un jeu d’enfants en bois. Cela peut donner envie aux spectat.eurs.rices de manipuler l’objet. 

Richard Fauguet

Avec Sans titre (table de ping-pong), Richard Fauguet semble retourner le réel pour nous en montrer le revers. Toutes les balles d’un jeu de ping-pong ont perforé la table-sculpture, qui a gardé trace de chacun de ces impacts.  Comme en négatif, l’artiste nous fait voir ce qui n’est habituellement pas visible : la trajectoire des balles et leurs rebonds. Ainsi détournée, cette table de ping-pong matérialise le souvenir d’un jeu, qu’il revient à l’imagination du spectateur de reconstituer.                                                                                                                             

Tom Shannon

Sur une toile de lin, Tom Shannon illustre le rebond d’une balle en caoutchouc. Habituellement invisible dans notre environnement, le tracé de la balle prend forme grâce au trait de peinture de l’artiste. L’œuvre, Bell Ball, fait partie d’une série de peintures, Trajectories, réalisée entre 1973 et 1989. Elle illustre une des préoccupations majeures de l’artiste, le magnétisme, dont dépendent les forces de gravité et d’apesanteur. Le terme de magnétisme désigne l’ensemble des phénomènes physiques dans lesquels les objets exercent des forces attractives ou répulsives sur d’autres matériaux.

Prosper Legault

Dans Knock Out (2022) de Prosper Legault, s’affrontent une « Expo » et un spectacle du théâtre de Guignol, un combat fictionnel avec l’énergie de personnages du manga Dragon Ball et de gants de boxe annonçant le « KO » final. L’artiste collecte des panneaux publicitaires et signalétiques, des néons et enseignes commerciales abandonnés. Il leur redonne vie en les assemblant et créer des sculptures composites et des installations proliférantes. Ces œuvres mêlent les symboles, les écritures et les langues dans de nouvelles juxtapositions accidentées et néanmoins réparées et revitalisées par leur nouvel emploi. Les jeux de formes et de mots ouvrent leur nature originellement utilitaire à la dimension intrinsèquement poétique des villes-monde.

Laurent Duthion

Pour Caméra musculaire, (2005- 2007), Laurent Duthion a fixé une caméra Bolex H16 sur le cadran d’un vélo. L’enregistrement de l’image se déclenche avec la rotation de la roue avant. Le cadrage de cette caméra s’effectue en fonction des inclinaisons et des mouvements du vélo. Elle  prend plus ou moins d’images suivant la vitesse à laquelle il se déplace. L’usage de ce vélo est plutôt d’ordre citadin avec une vitesse moyenne correspondant à 24 images par secondes, soit la vitesse moyenne d’un cycliste en ville. À chaque fois que la vitesse passe au-dessus de cette valeur cela se traduit dans le film par un ralenti, s’il passe en dessous, on obtient un accéléré lors de la projection. L’artiste a laissé cet objet – œuvre à la disposition de cyclistes-réalisateurs qui peuvent être des artistes, des cyclistes professionnels ou toute autre personne désirant l’utiliser pour créer un film.  Le travail de Laurent Duthion est à la fois poétique et répond à un système qui serait celui du « sur-mesure ».  L'artiste créer des systèmes qui lui échappent, organisant lui-même les conditions de cette échappée.

Bruno Peinado

Nouvelle discipline olympique depuis les JO de Tokyo en 2020, le skateboard a une place belle au sein de la collection municipale. L’artiste Bruno Peinado produit un ensemble de skateboards appelé Influenza, Rainbow warriors, en faïence selon les techniques ancestrales, lors d’une résidence à Faenza, ville italienne célèbre pour ces céramiques. L’artiste procède par appropriation et détournement de formes issues de la culture populaire (jeux vidéo, musique, cinéma), de l’art classique ou encore du marketing (publicité, marques, logos). Détourné de sa fonction, cette reprise d’un skate devient un objet décoratif. « Il en fait ressortir la dimension culturelle, les signes et les codes, d’un véritable esthétique comme peuvent être les graphs, les tatouages. » Jean-Marc, Huitorel, La beauté du geste : l'art contemporain et le sport. L’ornement composé de fleurs parmi lesquelles se dissimule une fleur de lys stylisée ajoutent une note kitsch.  La pratique de Bruno Peinado mêle la sculpture, les installations, le dessin, la vidéo ou plus récemment la peinture. Elle donne à voir des œuvres ludiques qui témoignent de notre monde contemporain.

 

Les lieux dédiés au sport

La pratique régulière du sport peut nécessiter l’existence de lieux spécifiques où la pratiquer. Certaines œuvres du Fonds d’art contemporain – Paris Collections donne à voir ces lieux. Depuis l’antiquité, le lieu sportif le plus emblématique est le stade. 

Olivier Masmonteil

Sur cette toile intitulée, Le stade de France, mai 2008, Olivier Masmonteil peint cet équipement sportif connu pour être le plus grand de France. Cette œuvre fait partie de la série Quelque soit la minute du jour, ensemble de 1000 tableaux de paysages de format identique (27 x 35 cm), réalisée entre 2007 et 2010. Les premières toiles de la série sont des paysages de Corrèze tirés des albums photos d’enfance de l’artiste. Souhaitant agrandir la série, l’artiste part en voyage de cinq mois autour du monde.  Il réalise des croquis, rapides, photographies, prend des notes sur le paysages qu’il observe et peint à son retour dans son atelier. En résulte un assemblage de paysages à la fois oniriques et introspectifs. Cette toile semble être une vue de ses trajets sur la route.

Elsa et Johanna

Le duo de photographes Elsa et Johanna s’invitent dans les stades et autres espaces urbains dédiés aux pratiques sportives qu’elles utilisent comme lieux de décors et de mise en situation. En 2014, elles ont initié la série A couple of them est un projet évolutif qui se compose de 88 portraits de personnages incarnés par les artistes elles-mêmes. Adoptant les attitudes et les postures d’adolescent.e.s occidentales, elles reprennent les codes vestimentaires et les attitudes stéréotypées. Elles deviennent tour à tour spectatrices et pratiquantes dans des attitudes désinvoltes ou nonchalentes.

Nicolas Moulin

Volontairement plus énigmatique, la démarche artistique de Nicolas Moulin porte un intérêt pour la modernité et les espaces urbains contemporains. Son travail artistique cherche à désorienter le regardeur. Intitulée Novomond, on peut reconnaître un skatepark sur cette photographie qui se veut mystérieuse.  Entre réalité et fiction, l’artiste navigue dans une sorte d’intermonde où les repères s’effacent, laissant notre personnalité se confronter au doute.