Art contemporain et féminismes

15 min 07 mars 2023 Anna Burali

Guerrilla Girls, Département des plaintes, 2021, bannière et dispositif participatif

Hélène Mauri © Guerrilla Girls "Courtesy guerrillagirls.com"

Les inégalités entre les femmes et les hommes sont toujours un sujet d'actualité, que ce soit dans les médias, la politique, l'économie ou le monde de l'art. Les œuvres présentées dans ce parcours illustrent les combats féministes d'artistes, de générations et de cultures différentes. Artistes dans ce parcours : Agnès Thurnauer, Kubra Khademi, Nina Childress, Virginie Barré, Miss.Tic, Randa Maroufi, Sanja Ivekovic, Ninar Esber, Annette Messager et Odonchimeg Davaadorj.

Introduction

Le 8 mars est la journée internationale des droits des femmes. C'est l’occasion de faire un bilan sur la situation des femmes dans la sphère artistique. Si les effectifs dans les écoles d’art ont changé et sont aujourd’hui féminins à plus de 60%, la présence des femmes demeure cependant inversement proportionnelle dans les carrières artistiques. Selon le rapport de l’Observatoire de l’égalité de 2021, la part des œuvres de femmes acquises par les fonds régionaux d’art contemporain était de 38% en 2019, contre 25% en 2014. La situation est plus positive au Fonds d’art contemporain – Paris Collections, puisque la part des œuvres de femmes acquises était de 58% en 2020, contre 35% en 2016. Malgré des progrès évidents, les institutions continuent d’accorder un budget plus important à l’acquisition d’œuvres faites par des artistes masculins.


Dès 1989, les Guerrilla Girls, un groupe d’artistes activistes anonymes, utilisaient les chiffres pour dénoncer les inégalités de genres dans les institutions muséales et provoquer une prise de conscience. Ce parcours thématique invite à découvrir les œuvres d’artistes s’inscrivant dans une dynamique d’émancipation du patriarcat. De manière implicite ou explicite, parfois provocatrice ou ironique, les femmes inversent les rôles et mettent en scène les rapports de domination.

Des femmes absentes de l'histoire

Longtemps invisibilisées dans le monde de l’art par les institutions, la trajectoire des artistes femmes a été déviée des collections muséales et leur légitimité sans cesse remise en question. Agnès Thurnauer met un point d’honneur à lever le voile sur les femmes dans l’Histoire de l’Art grâce à un travail sur le langage. Les œuvres de la série Prédelle dialoguent avec la grande tradition des retables peints par des grands maitres de la peinture. Le titre de l’œuvre Prédelle (Elle) fait référence à la partie inférieure d’un retable (tableau placé à l’arrière d’un autel pour soutenir et orienter la dévotion des fidèles à l’aide de représentations) et joue sur l’homophonie entre « elle », mot inscrit sur les deux parties du tableau et « aile », motif représenté.  L’artiste détache l’aile d’un corps animal ou humain et fracture le dessin par un dyptique. L’œuvre reprend la typographie du magazine féminin Elle, une manière d’affirmer une position féministe autour de la représentation des femmes dans nos sociétés.

Portrait de Agnès THURNAUER
Artiste

Agnès THURNAUER

Agnès Thurnauer (née en 1962, Paris) est diplômée des arts décoratifs, elle étudie d’abord l’image et le son avant de se consacrer plus particulièrement à la peinture puis à la sculpture. Ses oeuvres sont dans de nombreuses collections privées et publiques (Centre Georges-Pompidou, musée des Beaux-arts de Nantes, musée des Beaux-arts d’Angers, musée d’Unterlinden, FMAC, FRAC Bretagne, FRAC Auvergne, FRAC Ile de France).

Ces gouaches sur papier prennent part à la série Ordinary Women réalisée en 2020 par Kubra Khademi. Les grands aplats ocres figurent des femmes nues, charnelles, libres, accompagnées par des chevaux. L'artiste propose une relecture de grands récits célébrés dans l’Islam chiite qui ont construits l’identité de tout un peuple et dans lesquels les femmes étaient absentes. Elle transforme ces histoires, qu’elle considère avoir été utilisées pour asseoir le pouvoir tout puissant et intemporel d’hommes, en substituant des hommes ordinaires par des femmes ordinaires. Sa pratique du dessin et de la performance se nourrit de son histoire personnelle : elle explore la charge politique du corps féminin, un moyen subversif pour dénoncer la société patriarcale dont elle est issue, où les femmes doivent sans cesse se battre pour exister.

Portrait de Kubra KHADEMI
Artiste

Kubra KHADEMI

Kubra Khademi (née en 1989, Afghanistan) étudie les beaux-arts à l’Université de Kaboul avant d’intégrer l’École d’arts visuels et de design de l’Université de Beaconhouse (Pakistan) et d’obtenir une licence d’histoire de l’art à Paris. La culture artistique et visuelle de Kubra Khademi se fait principalement par l’intermédiaire de la littérature et des représentations calligraphiques, qu’il s’agisse du Coran, des grands poètes Afghans ou de miniatures mogholes et bouddhiques. Son engagement va plus loin que sa pratique artistique puisque Kubra Khademi a écrit une lettre ouverte à la communauté internationale en juillet 2021 afin d’alerter sur les nombreux dangers qu’encouraient les femmes afghanes.

Représenter des femmes célèbres

Nina Childress développe une peinture figurative, centrée notamment sur le portrait, genre traditionnel qu’elle revisite en reprenant des portraits kitsch d’icônes féminines des années 70-80. Karen fond vert est une huile sur toile faisant partie d’un ensemble d’œuvres présentées à l’exposition Cheryll Carpenter en 2018. Les œuvres sont consacrées à deux femmes jouant de la batterie : l’américaine Karen Carpenter (ici représentée) et la française Karen Cheryl. Karen Carpenter était une chanteuse et batteuse du duo The Carpenters fondé avec son frère Richard. Elle est devenue une véritable icône de son époque et une légende après sa mort tragique à l’âge de 32 ans. Nina Childress s’est concentrée sur la composition d’un corps placé derrière une batterie. La palette est pop, avec des couleurs franches, l’artiste va même jusqu’à utiliser des pigments fluorescents. Le fond vert est une marque de fabrique de l’artiste et lui permet de faire ressortir son sujet – une femme jouant d’un instrument habituellement associé aux hommes – laissant transparaître subtilement un sous-texte féministe.

Portrait de Nina CHILDRESS
Artiste

Nina CHILDRESS

Nina Childress, née en 1961 à Pasadena (États-Unis), est une artiste franco-américaine qui vit depuis son enfance à Paris. Diplômée de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, elle fait partie entre 1983 et 1989 du collectif parisien des frères Ripoulin, associé au mouvement de la Figuration Libre, au sein duquel elle crée ses premières peintures.

La série Simples Dames est composée de 28 tirages lambda, un procédé entre le numérique et l’argentique. Virginie Barré montre des femmes, personnalités publiques ou anonymes, en train de faire des activités qui sont habituellement associées au masculin aux époques représentées (sport, travail manuel, militantisme…). Bee Jackson était une championne du monde de Charleston, une danse qu’elle a popularisée à New-York dans les années 1920 et qui lui a permis de s’émanciper financièrement. Dans cette série, l’artiste a choisi de représenter des femmes mises au second plan dans les livres d’histoire pour les ancrer visuellement dans notre mémoire. Le style et les détails en noir et blanc sont sobres mais donnent de la puissance au message de l’œuvre.

Portrait de Virginie BARRÉ
Artiste

Virginie BARRÉ

Virginie Barré (née en 1970 à Quimper), diplômée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Nantes, captive son public par le biais d’installations recréant des scènes hyperréalistes à l’aide de mannequins. Depuis 2012, elle se consacre surtout à des courts-métrages dont elle écrit le scénario et réalise les décors et les costumes. Le cinéma noir américain et la bande-dessinée nourrissent son goût de la fiction et de la mise en scène.

Poète et plasticienne, Miss.Tic est une figure incontournable du street art, reconnue en France comme à l’étranger. L’artiste est célèbre pour ses pochoirs à la bombe sur les murs de Paris qu’elle avait investis dès les années 1980. Elle y réalisait des « billets d’humeur » en associant un personnage, généralement une femme, à une épigramme poétique à base de jeux de mots et de calembours. Ses œuvres populaires mettent en avant les représentations stéréotypées de la femme accompagnées d’une épigramme humoristique pour questionner l’image de la femme “marchandise”.

 Cette œuvre est l’un des premiers pochoirs de l’artiste utilisé en 1985 (technique d’impression permettant de reproduire plusieurs fois des caractères ou des motifs sur divers supports). Assise par terre, de profil, Miss.Tic regarde le spectateur et l’épigramme énonce « J’enfile l’art mur pour bombarder des mots cœurs ». Ces calembours traduisent avec justesse les combats menés par cette artiste féministe qui considérait l’espace public parisien comme un lieu d’expression par excellence.

Artiste

MISS. TIC (Radhia DE RUITER, dite)

Miss.Tic (1956-2022) est décédée à l’âge de 66 ans en mai 2022. L’artiste a passé son enfance à Montmartre et son adolescence à Orly dans les cités. Après un bref séjour en Californie dans les années 1980, elle lance sa pratique artistique à Paris. Elle est la première à raconter sa vie, ses chagrins et ses désirs sur les murs parisiens, ce qui lui vaudra sa notoriété. Elle était représentée en galerie, sur des foires internationales et avait même été approchée par le monde de la mode et du cinéma. L’artiste a laissé une trace indélébile de sa pratique du pochoir.

La photographie Place Houwaert appartient à la série Les Intruses, Randa Maroufi y détourne des situations en opérant un décentrement des représentations archétypales. De prime abord, on assiste à une scène quotidienne, devant un café bruxellois. Une impression d’étrangeté flotte, en observant précisément, on remarque que seules des femmes occupent le lieu. Elles se substituent aux hommes dans les mêmes actions, gestes et postures. Ce simple remplacement crée un effet de surprise : une situation inhabituelle qui met en avant l’omniprésence et la domination masculine dans l’espace public. Lauréate en 2018 du projet Embellir Paris, cette série se poursuit, en partenariat avec l’Institut des Cultures d’Islam, avec des femmes du quartier de Barbès.

Portrait de Randa MAROUFI
Artiste

Randa MAROUFI

Randa Maroufi (née en 1987 à Casablanca) est une vidéaste et plasticienne dont le pratique se situe entre le reportage, le cinéma et l’étude sociologique. Elle est diplômée de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan au Maroc, de l’École supérieure des beaux-arts d’Angers et du Fresnoy - Studio national des arts contemporains. Elle a également été membre artiste à la Casa de Velázquez en 2017-2018. Ses projets, marqués par une dimension politique, concernent la question de l’occupation de l’espace public, du genre et ses mécanismes de construction. Ses œuvres jouent de l’ambiguïté entre le documentaire et la fiction.

Sanja Ivekovic associe, dans la série Sunglasses (Women’s House), le nom et l’histoire de femmes battues sur des photos de magazine. Elle utilise des images fictionnelles et artificielles comme supports de faits réels pour rendre compte de la violence que subisse les femmes, quelque soient leurs classes, races ou croyances. Les images placardées dans la ville, en Pologne en 2009, est un moyen de rendre visible les violences de la sphère intime dans l’espace public. Notre œil est d'abord attiré par les mannequins portant des lunettes de soleil de luxe, pour finalement découvrir les histoires tragiques de femmes anonymes.

Artiste

Sanja IVEKOVIC

Sanja Ivekovic (née en 1949, Zagreb) est une photographe croate, performeuse, sculptrice et artiste d’installation. Elle a étudié à l’Académie des beaux-arts de Zagreb, entre 1968 et 1971. Son œuvre est connue pour aborder des questions telles que l'identité féminine, les médias, le consumérisme et les conflits politiques. Elle a été l’une des premières, sur la scène yougoslave (puis croate), à adopter un point de vue féministe dans sa pratique artistique. Depuis 1989, elle traite de l’effondrement du régime communiste et des conséquences du triomphe capitaliste et de l’économie de marché sur les conditions de vie, en particulier celles des femmes, et les violences auxquelles elles sont soumises. Son travail, éminemment critique, est axé sur la politique des images et du corps.

Triangle pour femmes désobéissantes est une œuvre qui correspond à un des axes travail de Ninar Esber, centré autour de sa réaction émotionnelle à l’actualité politique et sociale. Des phrases, qui peuvent nous paraître absurdes, défilent le long de la vidéo : « Les femmes qui portent des pantalons », « les femmes qui conduisent une voiture », « les femmes qui pensent qu’elles sont les égales de l’homme », « les femmes qui aiment les femmes ». Elles ont été écrites par l’artiste en réplique aux fatwas contemporaines (dans l'Islam, avis juridique donné par une autorité religieuse) dirigées contre les femmes, et plus généralement aux nombreuses lois traditionnelles qui considèrent les femmes comme des êtres humains de seconde zone.

Portrait de Ninar ESBER
Artiste

Ninar ESBER

Originaire de Beyrouth, Ninar Esber (née en 1971) est arrivée en France à l’âge de 15 ans. Elle est diplômée de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy. La performance est au cœur de sa pratique artistique pour traiter les questions du temps, de l’identité, des discriminations et de la place du corps dans des espaces instables. Son travail a été exposé, entre autre, au Centre Pompidou (Paris), au British Museum (Londres), à la Biennale de Venise et au MACBA (Barcelone).

Ma collection de proverbes, créée en 1974 et rééditée en 2012, est un répertoire de proverbes d’idées reçues sur la femme. Annette Messager a choisi la broderie - une technique artisanale associée à la femme et à l’univers domestique - pour traiter ironiquement de ces sentences empruntes d’une violence misogyne banalisée. La place importante laissée à l’écriture et les thématiques féministes caractérisent le travail de l’artiste dans son ensemble.

Portrait de Annette MESSAGER
Artiste

Annette MESSAGER

Annette Messager (née en 1943, Berck-sur-Mer), diplômée des Arts décoratifs de Paris, débute sur la scène artistique parisienne dans les années 1970. Elle contribue à définir la mouvance artistique « Mythologies Personnelles » aux côtés d’autres artistes tels que Christian Boltanski, Sarkis ou Paul-Arman Gette. Il s’agit d’un ensemble de travaux mettant en avant une représentation, réelle ou fictionnelle, de soi. Annette Messager a reçu plusieurs récompenses pour sa carrière, notamment le Lion d’or lors de la 51e Biennale de Venise pour son œuvre Casino en 2005 et le Praemium Impériale en 2016 (prix attribué par la famille impériale du Japon au nom de l’Association japonaise des Beaux-Arts).

Abordé de façon très personnelle, le fil à broder intègre les œuvres d’Odonchimeg Davaadorj pour révéler les liens qui unissent le vivant. Originaire de Mongolie, l'artiste part pour la République Tchèque durant son adolescence et s’installe finalement à Paris. Elle pratique à la fois le dessin, la peinture, la sculpture, la poésie, la performance et la vidéo. Son vocabulaire plastique est peuplé d’oiseaux, de femmes, d’arbres, de racines, d’organes, de fluides, en rapport avec son enfance construite à proximité de la nature.

Ces différents dessins couplent encre sur papier et fil rouge pour témoigner des histoires individuelles inscrites dans chaque corps et des potentiels de métamorphose du vivant. Dans cet univers poétique et onirique, cohabitent des figures hybrides à la fois anthropomorphes et animales. Ces présences rappellent l’importance des communautés et des pensées écologiques, en particulier éco-féministes. Odonchimeg se concentre sur le trait et la nudité des corps. Elle pique les feuilles avec son aiguille et matérialise la couleur rouge du sang, de la vie et des liens invisibles entre les corps.

Portrait de Odonchimeg DAVAADORJ
Artiste

Odonchimeg DAVAADORJ

Odonchimeg Davaadorj (née en 1990, Mongolie) est diplômée de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy. Originaire de Mongolie, elle part pour la République Tchèque durant son adolescence et s’installe finalement à Paris. Elle pratique à la fois le dessin, la peinture, la sculpture, la poésie, la performance et la vidéo. L’ artiste a déjà exposé en Europe (France, Belgique, Italie, Autriche, Grèce) et à l’étranger (Mongolie, États-Unis).

Pour aller plus loin

Rapport de l'Observatoire de l'égalité du Ministère de la Culture, 2021

Jean-Christophe Castelain, Pourquoi les artistes femmes vendent-elles moins cher que les hommes ?, Journal des Arts, 16 mai 2019

Prix AWARE pour les femmes artistes

Contemporaines, association engagée pour l'égalité de genre dans l'art contemporain