Art contemporain et féminismes
Guerrilla Girls, Département des plaintes, 2021, bannière et dispositif participatif
Hélène Mauri © Guerrilla Girls "Courtesy guerrillagirls.com"Les inégalités entre les femmes et les hommes sont toujours un sujet d'actualité, que ce soit dans les médias, la politique, l'économie ou le monde de l'art. Les œuvres présentées dans ce parcours illustrent les combats féministes d'artistes, de générations et de cultures différentes. Artistes dans ce parcours : Agnès Thurnauer, Kubra Khademi, Nina Childress, Virginie Barré, Miss.Tic, Randa Maroufi, Sanja Ivekovic, Ninar Esber, Annette Messager et Odonchimeg Davaadorj.
Introduction
Le 8 mars est la journée internationale des droits des femmes. C'est l’occasion de faire un bilan sur la situation des femmes dans la sphère artistique. Si les effectifs dans les écoles d’art ont changé et sont aujourd’hui féminins à plus de 60%, la présence des femmes demeure cependant inversement proportionnelle dans les carrières artistiques. Selon le rapport de l’Observatoire de l’égalité de 2021, la part des œuvres de femmes acquises par les fonds régionaux d’art contemporain était de 38% en 2019, contre 25% en 2014. La situation est plus positive au Fonds d’art contemporain – Paris Collections, puisque la part des œuvres de femmes acquises était de 58% en 2020, contre 35% en 2016. Malgré des progrès évidents, les institutions continuent d’accorder un budget plus important à l’acquisition d’œuvres faites par des artistes masculins.
Dès 1989, les Guerrilla Girls, un groupe d’artistes activistes anonymes, utilisaient les chiffres pour dénoncer les inégalités de genres dans les institutions muséales et provoquer une prise de conscience. Ce parcours thématique invite à découvrir les œuvres d’artistes s’inscrivant dans une dynamique d’émancipation du patriarcat. De manière implicite ou explicite, parfois provocatrice ou ironique, les femmes inversent les rôles et mettent en scène les rapports de domination.
Des femmes absentes de l'histoire
Longtemps invisibilisées dans le monde de l’art par les institutions, la trajectoire des artistes femmes a été déviée des collections muséales et leur légitimité sans cesse remise en question. Agnès Thurnauer met un point d’honneur à lever le voile sur les femmes dans l’Histoire de l’Art grâce à un travail sur le langage. Les œuvres de la série Prédelle dialoguent avec la grande tradition des retables peints par des grands maitres de la peinture. Le titre de l’œuvre Prédelle (Elle) fait référence à la partie inférieure d’un retable (tableau placé à l’arrière d’un autel pour soutenir et orienter la dévotion des fidèles à l’aide de représentations) et joue sur l’homophonie entre « elle », mot inscrit sur les deux parties du tableau et « aile », motif représenté. L’artiste détache l’aile d’un corps animal ou humain et fracture le dessin par un dyptique. L’œuvre reprend la typographie du magazine féminin Elle, une manière d’affirmer une position féministe autour de la représentation des femmes dans nos sociétés.
Agnès THURNAUER
Ces gouaches sur papier prennent part à la série Ordinary Women réalisée en 2020 par Kubra Khademi. Les grands aplats ocres figurent des femmes nues, charnelles, libres, accompagnées par des chevaux. L'artiste propose une relecture de grands récits célébrés dans l’Islam chiite qui ont construits l’identité de tout un peuple et dans lesquels les femmes étaient absentes. Elle transforme ces histoires, qu’elle considère avoir été utilisées pour asseoir le pouvoir tout puissant et intemporel d’hommes, en substituant des hommes ordinaires par des femmes ordinaires. Sa pratique du dessin et de la performance se nourrit de son histoire personnelle : elle explore la charge politique du corps féminin, un moyen subversif pour dénoncer la société patriarcale dont elle est issue, où les femmes doivent sans cesse se battre pour exister.
Kubra KHADEMI
Représenter des femmes célèbres
Nina Childress développe une peinture figurative, centrée notamment sur le portrait, genre traditionnel qu’elle revisite en reprenant des portraits kitsch d’icônes féminines des années 70-80. Karen fond vert est une huile sur toile faisant partie d’un ensemble d’œuvres présentées à l’exposition Cheryll Carpenter en 2018. Les œuvres sont consacrées à deux femmes jouant de la batterie : l’américaine Karen Carpenter (ici représentée) et la française Karen Cheryl. Karen Carpenter était une chanteuse et batteuse du duo The Carpenters fondé avec son frère Richard. Elle est devenue une véritable icône de son époque et une légende après sa mort tragique à l’âge de 32 ans. Nina Childress s’est concentrée sur la composition d’un corps placé derrière une batterie. La palette est pop, avec des couleurs franches, l’artiste va même jusqu’à utiliser des pigments fluorescents. Le fond vert est une marque de fabrique de l’artiste et lui permet de faire ressortir son sujet – une femme jouant d’un instrument habituellement associé aux hommes – laissant transparaître subtilement un sous-texte féministe.
Nina CHILDRESS
La série Simples Dames est composée de 28 tirages lambda, un procédé entre le numérique et l’argentique. Virginie Barré montre des femmes, personnalités publiques ou anonymes, en train de faire des activités qui sont habituellement associées au masculin aux époques représentées (sport, travail manuel, militantisme…). Bee Jackson était une championne du monde de Charleston, une danse qu’elle a popularisée à New-York dans les années 1920 et qui lui a permis de s’émanciper financièrement. Dans cette série, l’artiste a choisi de représenter des femmes mises au second plan dans les livres d’histoire pour les ancrer visuellement dans notre mémoire. Le style et les détails en noir et blanc sont sobres mais donnent de la puissance au message de l’œuvre.
Virginie BARRÉ
Investir l'espace public
Poète et plasticienne, Miss.Tic est une figure incontournable du street art, reconnue en France comme à l’étranger. L’artiste est célèbre pour ses pochoirs à la bombe sur les murs de Paris qu’elle avait investis dès les années 1980. Elle y réalisait des « billets d’humeur » en associant un personnage, généralement une femme, à une épigramme poétique à base de jeux de mots et de calembours. Ses œuvres populaires mettent en avant les représentations stéréotypées de la femme accompagnées d’une épigramme humoristique pour questionner l’image de la femme “marchandise”.
Cette œuvre est l’un des premiers pochoirs de l’artiste utilisé en 1985 (technique d’impression permettant de reproduire plusieurs fois des caractères ou des motifs sur divers supports). Assise par terre, de profil, Miss.Tic regarde le spectateur et l’épigramme énonce « J’enfile l’art mur pour bombarder des mots cœurs ». Ces calembours traduisent avec justesse les combats menés par cette artiste féministe qui considérait l’espace public parisien comme un lieu d’expression par excellence.
MISS. TIC (Radhia DE RUITER, dite)
La photographie Place Houwaert appartient à la série Les Intruses, Randa Maroufi y détourne des situations en opérant un décentrement des représentations archétypales. De prime abord, on assiste à une scène quotidienne, devant un café bruxellois. Une impression d’étrangeté flotte, en observant précisément, on remarque que seules des femmes occupent le lieu. Elles se substituent aux hommes dans les mêmes actions, gestes et postures. Ce simple remplacement crée un effet de surprise : une situation inhabituelle qui met en avant l’omniprésence et la domination masculine dans l’espace public. Lauréate en 2018 du projet Embellir Paris, cette série se poursuit, en partenariat avec l’Institut des Cultures d’Islam, avec des femmes du quartier de Barbès.
Randa MAROUFI
Sanja Ivekovic associe, dans la série Sunglasses (Women’s House), le nom et l’histoire de femmes battues sur des photos de magazine. Elle utilise des images fictionnelles et artificielles comme supports de faits réels pour rendre compte de la violence que subisse les femmes, quelque soient leurs classes, races ou croyances. Les images placardées dans la ville, en Pologne en 2009, est un moyen de rendre visible les violences de la sphère intime dans l’espace public. Notre œil est d'abord attiré par les mannequins portant des lunettes de soleil de luxe, pour finalement découvrir les histoires tragiques de femmes anonymes.
Sanja IVEKOVIC
Le langage pour lutter contre les injonctions faites aux femmes
Triangle pour femmes désobéissantes est une œuvre qui correspond à un des axes travail de Ninar Esber, centré autour de sa réaction émotionnelle à l’actualité politique et sociale. Des phrases, qui peuvent nous paraître absurdes, défilent le long de la vidéo : « Les femmes qui portent des pantalons », « les femmes qui conduisent une voiture », « les femmes qui pensent qu’elles sont les égales de l’homme », « les femmes qui aiment les femmes ». Elles ont été écrites par l’artiste en réplique aux fatwas contemporaines (dans l'Islam, avis juridique donné par une autorité religieuse) dirigées contre les femmes, et plus généralement aux nombreuses lois traditionnelles qui considèrent les femmes comme des êtres humains de seconde zone.
Ninar ESBER
Ma collection de proverbes, créée en 1974 et rééditée en 2012, est un répertoire de proverbes d’idées reçues sur la femme. Annette Messager a choisi la broderie - une technique artisanale associée à la femme et à l’univers domestique - pour traiter ironiquement de ces sentences empruntes d’une violence misogyne banalisée. La place importante laissée à l’écriture et les thématiques féministes caractérisent le travail de l’artiste dans son ensemble.
Annette MESSAGER
Le rapport au corps
Abordé de façon très personnelle, le fil à broder intègre les œuvres d’Odonchimeg Davaadorj pour révéler les liens qui unissent le vivant. Originaire de Mongolie, l'artiste part pour la République Tchèque durant son adolescence et s’installe finalement à Paris. Elle pratique à la fois le dessin, la peinture, la sculpture, la poésie, la performance et la vidéo. Son vocabulaire plastique est peuplé d’oiseaux, de femmes, d’arbres, de racines, d’organes, de fluides, en rapport avec son enfance construite à proximité de la nature.
Ces différents dessins couplent encre sur papier et fil rouge pour témoigner des histoires individuelles inscrites dans chaque corps et des potentiels de métamorphose du vivant. Dans cet univers poétique et onirique, cohabitent des figures hybrides à la fois anthropomorphes et animales. Ces présences rappellent l’importance des communautés et des pensées écologiques, en particulier éco-féministes. Odonchimeg se concentre sur le trait et la nudité des corps. Elle pique les feuilles avec son aiguille et matérialise la couleur rouge du sang, de la vie et des liens invisibles entre les corps.
Odonchimeg DAVAADORJ
Pour aller plus loin
Rapport de l'Observatoire de l'égalité du Ministère de la Culture, 2021
Jean-Christophe Castelain, Pourquoi les artistes femmes vendent-elles moins cher que les hommes ?, Journal des Arts, 16 mai 2019
Prix AWARE pour les femmes artistes
Contemporaines, association engagée pour l'égalité de genre dans l'art contemporain
La collection sur le territoire
Une œuvre pour tous
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